Panorama des peintres juifs de Roumanie

Geta Deleanu, « Peintres juifs au Musée d’art de Constantza », Editions Constellations, Brive, 2023, 70 p.

Le musée de Constanza est situé dans édifice de la fin du XIXe siècle et  présente un mélange de styles architecturaux: à la fois préroman et génois, et les quatre colonnes sont ornées d’imposants lions sculptés. Au cours des années 30 du XX siècle, ses élégants salons furent le siège de la Logia Masonica de Constanza.

Le contenu du musée est considéré comme le plus important en Roumanie. Il abrite une collection assez vaste de peinture et de sculpture roumaines comprenant des artistes du 19ème et 20ème siècles.

Mais Geta Deleanu guide le lecteur vers la connaissance et la compréhension d’un univers particulier : celui des peintres juifs de ce musée pour lesquels  l’existence et l’aspiration revêtent un symbolisme particulier.

Elle évoque par exemple des tableaux comme “Plage à Dieppe” de Nicolae Vermont  connu pour ses nombreux sujets et son intérêt pour les questions sociales, ou l’expressionniste  “Paysage à Balchik” de Margareta Sterian,  figure féminine marquante du 20e siècle qui a laissé son empreinte à la fois en peinture, poésie, prose et traduction.

L’auteure dans un travail d’érudition mais parfaitement accessible  souligne comment la force d’expression d’une telle artiste marquante de l’avant-garde roumaine des années 30 qui comprenait également Hermann Maxy, Militia  et Victor Brauner. Elle a été et reste une artiste qui a influencé des générations de poètes et peintres.

Un tel livre complète de livre de Amélie Pavel « Jewish Painters in Romania » qui n’a jamais été publié en français. D’où l’importance du livre de Geta Deleanu.

Jean-Paul Gavard-Perret

https://www1.alliancefr.com/actualites/panorama-des-peintres-juifs-de-roumanie-6112276

Adrian Grauenfels : Sur les traces de Victor Brauner, le peintre voyant

Adrian Grauenfels et le « peintre voyant »

Adrian Grauenfels, « Sur les traces de Victor Brauner », éditions Constellations, Brive, 2023, 100 p.

Adrian Grauenfels est un poète, écrivain et traducteur, d’origine juive, originaire de Bucarest, installé en Israël, à Rishon LeZion.

Il a publié deux livres de poésie et de nombreux articles artistiques et culturels (entre autres sur Gherasim Luca, Carlo Carra, Maud Friedland, Ansel Adams, Eugene-Auguste Atget, Anselm Kiefer, James Joyce, Dada, Italo Calvino, Saul Leiter, Samuel Bak, Avigdor Arikha) et cet essai sur Victor Brauner.

Dans cet ouvrage il montre que toute sa vie, Victor Brauner aura été l’exclu par excellence. Fils d’une famille elle-même chassée de sa région d’origine ( la Moldavie, ) par la répression russe, Victor Brauner est exclu d’abord par ses parents, puis de de l’école des beaux-arts qui le considère comme très peu doué, et finalement considéré comme faisant partie des Surréalistes par André Breton, grand spécialiste dans ce genre d’exercice.

Un soir d’août 1938, suite à une bagarre et pour s’interposer entre les deux belligérants, il est frappé au visage et perd son œil gauche. Cet incident devient un franchissement du miroir pour celui qui avait anticipé l’accident avec son « Autoportrait »(1931) où il se représentait avec l’œil gauche énucléé.

Il doit réapprendre à regarder mais se trouve soudain considéré par les Surréalistes comme « le peintre voyant ». Toutes ces exclusions vont nourrir sa psyché : le monde le rejette, mais Brauner va le réinventer en le nourrissant de ses propres fantasmes. 

Même lorsqu’en juin 1940 une dernière exclusion ou plutôt un enfermement a lieu. Il se retrouve à Marseille avec les Surréalistes mais ne parvient pas à obtenir un visa pour fuir la France, il est obligé de se cacher et peindre dans la clandestinité pour éviter la déportation.

Il va peindre sur ce qu’il trouve et avec ce qu’il trouve. Mais cette période de difficultés matérielles est aussi une période de créativité.

Brauner innove sans cesse et mélange emmêle les mythes  dans la peinture en créant son propre système de signes et de symboles héritée de sa culture mais aussi des arts africains et océanien qu’il commencera à collectionner dans les années de l’après-guerre.

L’auteur illustre comment celui qui fut empêché partiellement de voir et de vivre, découvrit un monde intérieur où il s’identifia parfois à des animaux : il observa ainsi le monde comme un chat, un renard, un serpent afin d’inventer des créatures magnifiques et puissantes et souvent bisexualisées, mais où le principe féminin l’emporte. Brauner estimait que la guerre était née du mâle enceint du mal. Il proposa en réponse un monde – que l’on redécouvre depuis quelques années –  aussi enfantin que terrible et dont l’humour est rarement absent.

Jean-Paul Gavard-Perret

https://www1.alliancefr.com/actualites/adrian-grauenfels-sur-les-traces-de-victor-brauner-le-peintre-voyant-6112273

Des mots soufflés par le cosmos

Chronique d’Annie Forest-Abou Mansour dédiée au recueil « Évohé! Évohé! » de Carmen Pennarun

Un jour, « une hamadryade (…) a soufflé »  à Carmen Pennarun, « des mots de sève que son chêne lui a(vait) transmis ». La poétesse pénétra alors les arcanes de la nature :  « la nature – un sanctuaire / à ciel et murs ouverts ».   Dans l’immensité de ce temple sacré, qui face à l’éphémère échappe au temps,  où seuls quelques initiés entrent intimement (« n’y pénètre que celui / qui en lui trouve la clé »), elle  perçoit l’univers dans toute sa réalité sensible, l’appréhende par les sensations et les émotions, accédant  ainsi à l’essence des choses. « Evohé ! Evohé ! », la poétesse, enthousiaste,  dans l’exubérance de la sève vivifiante, interpelle la nature et la célèbre en inventant « des sonorités nouvelles, des mots bulle – vert chlorophylle, des gestes azurés (…) »,  entrant en osmose avec elle. La nature et la poésie se tissent alors harmonieusement, se révélant l’une et l’autre dans des échanges de champs lexicaux, « Ma poésie marche sur la tête / dans une clairière vide d’étoiles / où le temps se confond en désert / Le sel de la parole dissout la feuille / les tiges des mots ne lèvent rien (…) », dans une contamination féerique des mots soufflés par le cosmos.

 Une perception synesthésique du monde

 Dans Evohé ! Evohé ! Carmen Pennarun fait communiquer le visible et l’invisible dans des paysages où se confondent le rêve et la réalité, où se tressent le concret et l’abstrait : « forger des rêves sur l’enclume de l’existence », « l’écorce de l’âme ». La femme-fleur, métaphore de la féminité et de la nature, dessinée par Killian Pennarun sur la première de couverture du recueil révèle l’imaginaire de la poétesse.  Cette hamadryade – lascive, nonchalante et altière, le front ceint d’un diadème rehaussé de pierres précieuses,  soutenu en son centre par des ramures de cervidé,  étale le camaïeu parme de ses voiles dénoués, découvrant son corps à moitié dénudé, une  frondaison légère sur ses jambes entrouvertes,  appel à l’amour, à la  Beauté, à la vie -,  nourrit d’emblée la rêverie esthétique, embarque dans un voyage onirique et lyrique.  Elle annonce l’univers fascinant des poèmes de Carmen Pennarun,  entrecroisement de la terre et du  ciel,  de l’eau et de l’air,  (« Prendre la fleur / par ses racines aériennes / devenir oiseau / aquatique »),  de la froidure et de la brûlure,  (« Mes souhaits sont des flocons, ils fondent / sur mon âme incandescente (…) »), des sons et des couleurs (« sa musique / noire ou blanche », « le son bleu »),  dans une nature où germe et s’épanouit la vie porteuse d’espoir  («demain est un autre jour / Aujourd’hui est en germe / la fleur du lendemain/ prends-en soin // Imagine toutes ces graines / de promesse de vie / elles bougent / au rythme de la terre ») où règne  l’amour, « Pénétrer la lumière / d’un accord dense / ainsi s’harmonise /à l’ange notre part humaine // un temps venue / aimer sur Terre », où l’âme retrouve sa place primordiale, « Ramenons en douceur notre âme au centre du moi / sans mièvrerie, sans orgueil – là est sa place »,  et élève vers la lumière : « Dans ce haut lieu de notre vigilante présence / nous rétablissons la lumière dans la demeure que le vide        gagnait ». L’âme, la conscience et le corps en harmonie, « Habite ton corps, clair sera ton souffle / Habitue ton corps, juste sera ta parole / et tes pensées comme les pattes de l’araignée / seront au service de ton être tout entier » entrent dans la plénitude de l’expérience physique et mystique et dans une sensibilité religieuse ténue. La narratrice fait souvent appel à un lexique religieux dans ses textes (« chapelle », « âme », « voix de l’ange », « la foi », « mes prières », « La nativité est une fleur qui s’avance sans bruit / laissant l’étoile mener les  âmes jusqu’au refuge où luit l’amour », «purgatoire », « Dieu »… ),  les teintant de la sorte en filigrane de religiosité,  de force sacrée et de mysticisme panthéiste. Dieu est partout invisible mais présent,« et Dieu se perd dans le paysage », incorporé à la nature.

 Une poétesse traversée par la nature

 La poétesse, profondément ancrée dans le monde végétal, traversée par sa puissance et son esthétique  (« N’oublie pas que la terre chante / et que son chant passant / par tes pieds te traverse ») dit toute forme de Vie, don fragile et précieux, (« Pense / la vie comme un don ») dans une volonté de protection, « loin de la sauvagerie humaine », « de la fourmilière humaine », afin que l’Amour souligné par un oxymore (« Terriens, à vos carquois / préparez vos flèches / détournez ces oiseaux / de mauvais augure / en les touchant / du venin de l’amour »), la Beauté, la Lumière (« Lumière, redresse-les et que dans l’Arche / brillent toutes les existences telles lampyres ! »), la poésie, triomphent, consolations aux différents maux de l’existence : « Accorde-toi – quand / vient la tristesse – un temps de recréation / tout en guirlandes et éphémères dentelles ». Dans une poésie lyrique tout à la fois charnelle et éthérée, Carmen Pennarun embarque le lecteur dans une Bretagne réelle (« Moho », « Gwin-Zégal ») et onirique où des fleurs personnifiées dialoguent avec les poètes (« Parfois, les marguerites / dans leur écrin de granit / rose ont échangé des mots / à marée basse avec les poètes « ), où des bateaux rêveurs songent à de fantastiques ailleurs : « A mer haute, les bateaux / rêvent de traversées fantastiques ». Carmen Pennarun voit et entend  les messages de la nature, son appel  irrépressible dans une perception onirique du réel.  Même si la mort coule inéluctablement dans la vie (« La vie aligne ses tombes au-dessus des toits / La mort sans discipline penche vers l’enclos / des vivants – deux mondes pour un seul »), la poétesse en harmonie avec cette nature éternelle reste enracinée dans le vivant,  baignée dans la confiance et  l’espérance. Son regard et son imaginaire colorent de Beauté le réel lui accordant mystère et profondeur.

Accéder à l’essence

Avec une intense acuité de tous les sens, une écriture tout à la fois légère et charnelle, Carmen Pennarun pénètre les secrets de la nature. Enchantant l’imagination, la poétesse joue avec le lexique, recherchant le mot rare,  précieux et pittoresque qui sculpte la réalité,  avec l’espace textuel (« Peut-être reste-t-il un mirage / -une statue de sel – / en haut  / de la dune  / au bout  / de sa langue de sable’ »), matérialisant les vides par une percée à l’intérieur du texte (« nous rétablissons la lumière dans la demeure / que le vide         gagnait »). Elle jongle  avec des vers aux vastes enjambées, libérés des rimes et parfois même de la ponctuation, des versets, concrétisation du souffle cosmique. Et parfois elle lance des clins d’œil teintés d’humour en renouvelant et en métamorphosant des clichés : « Laissons battre le non faire », « croix d’eau, croix de feu », « cueillir son trèfle à quatre vents », « libérant foudre d’escampette »…).  La symphonie de ses poèmes au rythme fluide et souple concrétise sa sensibilité, la richesse et la beauté de ses paysages intérieurs, nous permettant de déceler ce que le voile de l’habitude nous empêche de voir et d’atteindre l’essence du réel.

Carmen Pennarun projette le lecteur dans une espèce d’extra temporalité avec des poèmes d’une grande densité au fort pouvoir incantatoire.

https://www.lecritoire-des-muses.fr/evohe-evohe/?fbclid=IwAR1G60O3GlIIQAFfoLlx3Nu99mqwYpk7tw_U5wb8D9cfzB3eysZFz_4bJ0M

Bernard Poullain : vies brisées

Un deuxième texte consacré au recueil de Bernard Poullain, « Il a neigé sur les baobabs », paru dans la revue en ligne « Le Salon Littéraire »

« Je cherche à comprendre / La misère et la mort / Quand elle est inutile, / Et le mal absolu / Quand il n’a aucun sens ! écrit en ouverture de son livre Bernard Poullain. Il parle des migrants, de leurs aventures et atrocités subies lors de leur voyage et de l’arrivée en Europe. D’autres monologues parlent des victimes des guerres (Syrie, Libye, Ukraine, etc.).
Et l’auteur de préciser que ces textes sont venus comme un remords, pour me racheter  d’avoir trop souvent tourné ma tête devant ceux qui ont  trouvé le refus au pays de l’égalité.  Le chant devient en conséquence un plaidoyer pour les personnes ordinaires touchées par  la pauvreté, les conflits et l’insécurité. 
Parfois les émigrés se souviennent des fêtes du village où La brousse s’enflammait au bruit des djembés mais désormais la danse qui faisait vibrer les corps est devenue macabre car seul la force des puissants impose sa loi d’airain.
Les bourreaux chantent face aux désespérés qui dans la dernière tirade du livre reprennent le cri de Job. Et tout au long de ces deux chants jaillissent l’inexplicable, l’innommable,  la folie guerrière des hommes et le silence des indifférents. Le tout pour tenter de défaire, de la nuit, l’ouvrage. »

Jean-Paul Gavard-Perret

http://salon-litteraire.linternaute.com/fr/poesie/review/1955836-bernard-poullain-vies-brisees

Il a neigé sur les baobabs – critique 1

Le chant choral de Bernard Poullain

D’abord sous forme d’un récitatif qui donne son titre au livre, puis sous forme de pièce de théâtre en des monologues du récitant et des victimes face au mal dans les geôles d’Iran, d’Irak, de Syrie, Sahara, Russie, partout où s’exerce la volonté de puissance envers le prisonnier, le plus souvent captif du hasard, cet ensemble devient un moyen de tirer le fil rouge de l’histoire pour, sinon essayer de comprendre, du moins de témoigner de l’inexplicable, de l’innommable dus à la folie des maîtres en tortures et du silence du monde face aux victimes.

L’auteur crée les chants des identités tronquées, des vies et des enfances volées. C’est un moyen d’écrire pour la vie, par laisses et par bribes de faire jaillir la douleur des prisonniers et des émigrés. Les textes sont aussi poignants que percutants et rappellent au devoir d’humanité.

Le poète défait la nuit à l’ouvrage pour tenter de délivrer des ombres réduites à un sans futur là où le mal court. Il n’y a même pas d’asphodèles pour couvrir les corps des disparus. Ces fleurs blanches ne seront jamais pour eux des linceuls. Et les êtres humains déplacés – qui survivent aux coups des soldats en furie comme à ceux plus pernicieux des indifférents – savent que la concorde n’est pas pour eux, car chacun de leur jour est témoin d’humiliations et d’actes de barbarie. Et c’est une fois de plus, comme si l’histoire tragique des millénaires de domination se répétait là où le mépris et la force restent victorieux dans les tourments de la haine ordinaire comme de la folie guerrière.

Jean-Paul Gavard-Perret